Chapitre VIII
Mr. CHARLES ENDERBY

Un coup d’œil à sa montre apprit à l’inspecteur Narracott que, s’il se pressait, il pourrait attraper le train d’Exeter. Désireux de voir le plus tôt possible la sœur du capitaine Trevelyan et d’obtenir d’elle l’adresse des autres membres de la famille du défunt, il abrégea ses adieux au major Burnaby et courut à la gare.

Le major retourna aux Trois Couronnes. A peine eut-il posé le pied sur le seuil de l’auberge qu’un jeune homme aimable, à la tête luisante de cosmétique et à la figure, ronde comme celle d’un gamin l’aborda.

— Le major Burnaby ?

— Parfaitement.

— Du numéro 1, cottages de Sittaford ?

— Oui.

— Je suis envoyé par le Daily Wire, expliqua le jeune homme, et je…

Il n’en dit pas davantage. En vrai militaire de l’ancienne école, le major entra dans une violente colère et rugit :

— Pas un mot de plus ! Tonnerre ! Je vous connais, vous et vos comparses ! Nulle discrétion ! Aucune délicatesse ! Vous vous jetez sur un cadavre comme une bande de vautours, mais je vous préviens, jeune homme, vous n’obtiendrez de moi aucun renseignement pour votre sacré canard ! Si vous voulez des détails, adressez-vous à la police, et ayez au moins la pudeur de laisser en paix les amis de la victime.

Sans se déconcerter, le reporter dit au major, avec un sourire des plus aimables :

— Vous vous trompez, mon cher monsieur. Je ne suis pas du tout au courant de ce crime dont vous parlez.

Ce qui n’était pas l’exacte vérité. Nul, dans Exhampton, ne pouvait prétendre ignorer l’événement qui venait de bouleverser l’existence de la petite ville.

— Je viens de la part du Daily Wire vous remettre ce chèque de cinq mille livres et vous féliciter pour la seule solution exacte que nous ayons reçue au concours du journal.

Le major Burnaby demeura complètement abasourdi.

— J’espère que vous avez reçu hier matin notre lettre vous annonçant cette bonne nouvelle ?

— Une lettre ? Voyons, jeune homme, sachez que Sittaford est enseveli sous deux mètres de neige.

Voilà plusieurs jours que nous sommes privés de courrier.

— Vous avez tout de même appris votre succès par le Daily Wire de ce matin ?

— Non. Je n’ai pas encore lu le journal.

— Evidemment… Ce crime horrible vous a frappé. La victime était de vos amis, à ce qu’il paraît ?

— Oui, mon meilleur ami.

— Quelle triste fin ! dit le jeune reporter avec sympathie.

Ensuite, il retira de sa poche un papier mauve plié en quatre et le remit au major Burnaby en s’inclinant.

— Voici, monsieur, avec les félicitations du Daily Wire.

Mr. Burnaby prit le chèque et prononça la seule phrase qui convenait en la circonstance :

— Voulez-vous accepter un rafraîchissement, monsieur… euh…

— Enderby, Charles Enderby. Je suis arrivé ici hier soir avec l’intention de remettre en main propre le chèque au gagnant. Nous publierons ensuite une petite interview. Cela intéressera nos lecteurs. Tout le monde me dissuadait d’aller à Sittaford quand, par le plus heureux des hasards, j’apprends que vous êtes ici et que vous logez aux Trois Couronnes. Aucune difficulté en ce qui concerne votre identité. Dans ce pays, tous les gens se connaissent.

— Que prenez-vous ? demanda Burnaby.

— De la bière.

Le major commanda deux verres de bière.

— Tout le monde ne parle que de cet assassinat, observa Enderby. Un crime bien mystérieux, en tout cas.

Le major était bien embarrassé. Ses sentiments envers les journalistes demeuraient hostiles, mais un homme qui vient de vous remettre cinq mille livres mérite quelques égards. On ne peut l’envoyer au diable.

— N’avait-il pas d’ennemis ?

— Non, répondit le major.

— La police ne croit pourtant pas que le vol soit le mobile du crime.

— Comment le savez-vous ?

Mr. Enderby ne révéla point la source de ses informations.

— On m’a dit que vous aviez vous-même découvert le cadavre.

— Oui.

— Ce spectacle a dû vous effrayer ?

La conversation se poursuivit sur ce ton. Le major, bien que toujours décidé à ne point fournir de renseignements, ne put que répondre oui ou non aux questions adroitement posées par Enderby. Du reste, le jeune homme s’exprimait de façon si courtoise que bientôt le major éprouva pour lui de la sympathie et se laissa interroger sans difficulté. Enfin, Mr. Enderby se leva et annonça qu’il se rendait au bureau de poste.

— Voulez-vous me donner décharge de ce chèque, monsieur ?

Le major s’assit à une table, signa un reçu et le tendit au jeune reporter du Daily Wire.

— Parfait ! dit celui-ci en le glissant dans sa poche.

— Retournez-vous à Londres aujourd’hui ? lui de manda le major Burnaby.

— Oh ! non. Je voudrais prendre quelques clichés de votre cottage de Sittaford, où l’on vous verrait donnant à manger aux porcs, ou soignant vos fleurs, ou vous livrant à un travail favori. Vous ne soupçonnez pas à quel point nos lecteurs raffolent de ces détails. Je voudrais aussi un petit mot de vous sur l’emploi que vous comptez faire de vos cinq mille livres. Quelque chose d’original. Nos lecteurs seraient désappointés si vous refusiez.

— D’accord, mais il est impossible d’aller à Sittaford par un temps pareil. La chute de neige a été exceptionnellement forte et nul véhicule ne se hasardera sur la route avant au moins trois jours, et il faudra trois autres jours avant que la couche de neige soit fondue.

— Quel dommage ! conclut le jeune homme. Il faudra donc que je me résigne à demeurer à Exhampton. On n’est du reste pas mal soigné aux Trois Couronnes. A tout à l’heure, monsieur !

Il sortit dans la grand-rue et se dirigea vers la poste, où il télégraphia que, favorisé par la chance, il se trouvait à même de fournir des informations de première main sur le meurtre d’Exhampton.

Après réflexion, il décida d’aller interviewer le serviteur du capitaine Trevelyan, dont le major lui avait appris le nom au cours de leur entretien. S’étant enquis de l’adresse d’Evans, il se rendit au 85, Fore Street. A présent, le serviteur du capitaine assassiné était devenu un personnage d’importance. Chacun s’empressait de montrer la maison où il habitait.

Enderby frappa à la porte. L’homme qui lui ouvrit possédait à tel point l’allure d’un ancien marin que le jeune homme l’identifia aisément.

— Monsieur Evans, n’est-ce pas ? Je viens de la part du major Burnaby.

— Oh !… (Evans hésita une seconde.) Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur.

Enderby accepta l’invitation. Une jeune brune, aux joues rouges et à l’air gaillard, allait et venait dans la pièce. Le reporter devina en elle la jeune Mrs. Evans.

— Votre maître a fini bien tristement ses jours, dit Enderby.

— Oui, c’est affreux !

— Qui, selon vous serait l’assassin ? demanda le journaliste.

— Sans doute un vulgaire cambrioleur.

— Ah ! non. On a rejeté cette hypothèse.

— Hein ?

— Oui. La police a tout de suite établi qu’il s’agissait d’un simulacre de cambriolage.

— De qui tenez-vous cela ?

En réalité, Enderby tenait ce renseignement de la servante des Trois Couronnes, dont la sœur était l’épouse du constable Graves, mais il répondit :

— De l’inspecteur de police. Il n’a pas été dupe de cette mise en scène.

— Alors, qui soupçonne-t-on ? interrogea Mrs. Evans en s’avançant, l’air terrifié.

— Voyons, Rébecca, ne t’énerve pas ainsi, lui dit son mari.

— La police est cruelle et stupide, déclara Mrs. Evans. Peu importe sur qui elle s’acharne, pourvu qu’elle arrête quelqu’un.

Elle lança un coup d’œil sur Enderby.

— Appartenez-vous à la police, monsieur ?

— Moi ? Oh ! non. Je suis journaliste, envoyé par le Daily Wire pour remettre au major Burnaby le prix de cinq mille livres qu’il a gagné à notre dernier concours.

— Pas possible ? s’écria Evans. Ces prix sont donc décernés de façon équitable ?

— Vous en doutiez ?

— Le monde est injuste, monsieur, dit Evans légèrement confus. J’avais toujours entendu dire qu’il se passait toutes sortes de tricheries dans ces concours. Le pauvre capitaine prétendait qu’un prix n’atteignait jamais la bonne destination. Aussi, de temps à autre, il se servait de mon adresse dans ses compétitions.

Enderby l’encouragea à parler et, avec une certaine naïveté, Evans raconta que le capitaine avait gagné trois romans. Le reporter entrevoyait de belles colonnes de son journal remplies des anecdotes fournies par le fidèle serviteur de la victime. Mais il se demandait ce qui rendait Mrs. Evans aussi agitée ; sans doute fallait-il imputer cette humeur de la jeune femme à l’ignorance soupçonneuse des gens de sa classe.

— Monsieur, supplia le mari, tâchez de mettre la main sur le lâche qui a tué mon maître. On dit que les journalistes peuvent beaucoup aider à la découverte des criminels.

— C’est un cambrioleur, déclara Mrs. Evans, pour sûr !

— Evidemment, appuya son mari. Personne à Exhampton, n’aurait songé à faire le moindre mal au capitaine.

Enderby se leva.

— Il faut que je vous quitte. Si vous le permettez, je reviendrai vous voir de temps à autre et nous reparlerons de tout cela. Si le capitaine a gagné trois romans au concours du Daily Wire, le journal doit se faire un devoir d’aider à la découverte de l’assassin.

Charles Enderby prit congé d’Evans et de sa femme et sortit.

« Je me demande qui a commis ce crime ? se murmura-t-il à lui-même. Je ne crois pas que ce soit Evans. Peut-être un cambrioleur, après tout ! Ce serait banal. Et pas une femme dans cette affaire. Quelle pitié ! Il faut, sans tarder, trouver quelque chose de sensationnel. Charles, mon garçon, tu as devant toi une occasion unique de te distinguer. Ne laisse point passer la chance ! Notre ami le major me racontera tout ce que je veux, pour peu que je lui témoigne le plus grand respect. Si je lui parlais de la guerre du Transvaal ? Ces vieux militaires adorent ressasser leurs exploits. Cette tactique finirait peut-être par l’amadouer. »

Mûrissant ces bonnes résolutions dans sa tête, Mr. Enderby retourna d’un pas lent à l’auberge des Trois Couronnes.

 

Cinq Heures vingt-cinq
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